Pour une geopolitique critique du savoir
Comment le savoir est-il produit ? Par qui ? Où ? Comment circule -t-il ?
Une géopolitique critique du savoir cherche à mettre en lumière l'historicité et la positionnalité des
producteurs de savoirs, c'est-à-dire à éclairer qui ils sont et d'où ils parlent. Les savoirs ne sont pas
neutres parce que les individus qui les produisent ne sont pas sans histoire. Ce sont des savoirs
situés, socialement, historiquement, politiquement, positionnés dans les rapports de force en
vigueur : classe, genre, religion... mais aussi des généalogies et des héritages.
C'est l'idée que les différences sur lesquelles sont construites les sociétés ne fonctionnent pas
indépendamment les unes des autres. Pratiquer l'intersectionnalité signifie de refuser de séparer
ces différents aspects des différences pour concevoir l'action à mener. L'intersectionnalité suppose
que chacun de nous est concerné car envisagé à partir de ses positions singulières.
Ce travail de réflexivité n'est pas étranger aux sciences sociales ni aux méthodes de l'éducation
populaire qui proposent une analyse du lieu d'énonciation. C'est une position de questionnement et
d'écoute qui laisse une place au doute, nécessaire pour rendre possible le dialogue entre les
différents lieux et producteurs du savoir. Dès lors, ce travail réflexif revêt d'emblée une dimension
politique et épistémique.
En nous inscrivant dans le courant de la pensée décoloniale, nous proposons de lire la production et
la diffusion du savoir à travers le lien qui existe entre la modernité occidentale et son passé colonial.
Les processus coloniaux de l'expansion impériale de l'Occident se poursuivent aujourd'hui dans les
inégalités au niveau mondial. La colonialité a donné les bases d'une classification sociale qui attribue
la position supérieure aux peuples d'Europe occidentale, à partir de l'unique critère de la race, qui,
s'il a été critiqué depuis, persiste dans sa force de produire des préjugés. Une déclinaison de cette
situation est l’émergence d’une forme adjectivale « littérature nègre » comme inférieure à la
littérature occidentale. La rupture avec cette hiérarchisation a donné lieu à la négriture, comme
modalité d’affirmation de son indépendance de pensée et du refus de la pensée sous-tutelle. Une
rupture reste nécessaire et elle questionne la réception, par les acteurs des anciennes colonies, de
concepts venus d’ailleurs. Citons seulement la « décolonisation conceptuelle » qu'appelle de ses
vœux le philosophe ghanéen, Wiredu.
En définissant la « colonialité du savoir », des chercheurs en sciences sociales latino-américains ont
mis au jour une forme de colonialité renouvelée qui se poursuit bien au-delà des indépendances,
tant que les hiérarchies établies pendant la période coloniale se poursuivent par les logiques du
capitalisme et du développement. Ils analysent une violence épistémique et appellent à une plus
large reconnaissance d'une pluralité de savoirs. Une telle conscience décoloniale rend dès lors
impossible l'énonciation d'un universalisme.
L'idée d'un « pluriversalisme » mettant à égalité toutes les humanités suggère une pluralité de
formes d'être au monde, une multiplicité des sources et des centres de production du savoir. C'est
une critique radicale de l’eurocentrisme dominateur et destructeur et une invitation à des
approches nouvelles et des épistémologies alternatives, à développer des manières de vivre et de
penser le monde. La diversité apparaît, dans ce contexte, comme le levier pour relever les défis de
la justice sociale, en s'appuyant sur une conscience décoloniale et l'idée d'intersectionnalité.
En visitant la richesse de la pluralité des savoirs, nous proposons d'explorer les conditions d'un
dialogue entre eux en les articulant pour construire des savoirs collectifs. Nous chercherons à voir et
entendre, à construire ensemble une pensée monde décolonisée, en s'émancipant des binarités
forgées par l'eurocentrisme.
Les échanges sur une géopolitique critique du savoir se proposent de questionner au moins deux
échelles : au niveau global, les relations dans le contexte de l'euro-centrisme persistant qui pose les
modalités d'une asymétrie fondamentale sous différentes formes de colonialités. Aux niveau local,
questionner les lieux de production de savoirs, à partir d’expériences locales pour explorer les
possibilités de partenariat et de méthodologies favorisant un tel dialogue.
A travers films, spectacles vivants, tables rondes, universités populaires, conférences gesticulées,
ateliers en tout genre, balades sonores, permanences d'accès aux droits, publications et
affichages.... nous invitons à toute manifestation d'intérêt pour composer le programme de ces
Rencontres.
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
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