Le moment rural : ruralités en transitions

Le moment rural : ruralités en transitions

Alors qu’en Europe les mouvements de population engagés depuis la campagne vers les villes[1] ont massivement structuré, notamment depuis le 19e siècle, la manière de penser l’espace national, la société française et ses dynamiques, la période en cours renouvelle la problématique. En effet, bien qu’un certain rééquilibrage soit à l'œuvre depuis les années 1970 en France, l’usage de l’expression “exode urbain” nommé dès les années 1980 (Guérin, 1980) s’amplifie, tout du moins symboliquement. La “plouc pride” (Jousseaume, 2020) est en marche alors même que la réalité et l’interprétation du phénomène restent encore largement à discuter. Dans d’autres pays, plus au sud, au Maroc par exemple, les campagnes et les arrière-pays restent des régions assez fortement peuplées, même si le taux d’urbanisation[2] a doublé entre 1960 (29,1%) et 2014 (60,3%). La crise de la Covid semble renforcer le mouvement de migrations résidentielles vers les campagnes au Nord et l’impulser au Sud, avec le retour au village imposé lorsqu’il n’y a plus de travail en ville. Ainsi, une diversité de situations, nationales et internationales justifient une mise en regard.

 

Lieu d’accueil de nombreux urbains aisés, notamment franciliens, à l’occasion des confinements, la ruralité est aussi un lieu d’habiter pérenne dont le désir ne se dément pas (Hervieu, Viard, 1980). Et si la proximité métropolitaine est encore beaucoup recherchée, des choix de vie poussent des individus à s’installer plus loin. Ainsi, de nombreux arrière-pays ont vu leur trajectoire bifurquer (Aderghal et al, 2017), les périphéries parfois marginalisées sont devenues des marges recherchées. Pour autant, de nombreux espaces ruraux sont restés en dehors de ce renouveau des campagnes et de cette quête de nouvelles ruralités.

 

L’harmonisation des approches statistiques au niveau européen a conduit en novembre 2020 à un nouveau redécoupage qui, à l'occasion d’un comité interministériel de la ruralité, a validé une nouvelle cartographie faisant bondir la part de ruraux à plus de 30% de la population totale. Ainsi, alors que la mesure de l’attraction urbaine a justifié ces dernières décennies plusieurs évolutions du zonage de l’INSEE, la densité (de population), ici pensée depuis le faible, apparaît et bouscule les représentations d’une France quasi totalement acquise à l’urbanité.

 

Ces changements s’ancrent dans différentes logiques émergentes ou structurantes qui traversent ces territoires depuis quelques décennies et se renforcent toujours plus. Ici aussi, les différences Nord/Sud sont assez significatives et appellent à des regards croisés. Les migrations d’agrément (Martin et al., 2012), la transition touristique (Bourdeau, 2015), ou récréative (Corneloup, 2017), offrent aux territoires ruraux une nouvelle attractivité. Les enjeux de transition écologique (Juan, 2011 ; Buclet, 2011), agricole et agri-alimentaire (Lamine, 2009), productive (Talandier, Davezies, 2011), ou mobilitaire (Kaufmann, 2019) traversent ces territoires et engagent de nouvelles relations inter-territoriales (Vanier, 2008). Parallèlement, alors que l’émergence d’une société de la connaissance renforce les processus de métropolisation, la transition numérique change le rapport à l’habiter.

 

Les territoires ruraux apparaissent ainsi porteurs de nombreux changements et innovations. Sur le plan politique, la succession de lois de décentralisation a entraîné une recomposition des relations de pouvoirs qui n’a pas toujours été suivie d’une réelle prise d’autonomie des collectivités territoriales. Socialement, les trajectoires territoriales rurales divergent. Entre les territoires fortement attractifs mais porteurs de prémices de gentrification rurale (Philipps, 1993) et les territoires en difficulté, une diversité de profils émerge. Ces situations différenciées se traduisent par une marqueterie territoriale  (Landel et al., 2017).

 

En réponse, de nombreuses innovations sociales tentent d’exister et de se structurer et participent parfois à la transformation des dynamiques de ces territoires (Fourny, 2018). D’autres se saisissent des questions de genre (Louargant, 2015) ou de jeunesse (Poudray et al., 2018 ; Coquard, 2019) pour faciliter aux habitants la possibilité d’entreprendre ou de rester (Rouvière, 2015). Ainsi, il nous paraît nécessaire d’engager une nouvelle réflexion sur la place de la ruralité dans le “monde d’après”. Alors que nous avons largement questionné la différenciation et ses modalités (Pecqueur, 2005 ; Michon, 2020), la dispersion au-delà des périphéries métropolitaines et ses conséquences (Kotkin, - voir ses premiers travaux sur le sujet - 2019), un autre moment rural serait-il venu ? Ou plus précisément, ce moment rural ne traverserait-il pas finalement toute la société de part en part ? La notion de “moment” questionné ici au sens géographique permet d’interroger à la fois la temporalité du phénomène (approche diachronique) mais aussi sa capacité à infléchir des trajectoires (approche synchronique). L’idée de transversalité nous oblige à raisonner de manière systémique pour éviter les oppositions stériles entre villes et campagnes. Si ce que nous pourrions qualifier de “moment rural” parcourt de nombreux pays occidentaux, il semble se déployer plus largement et toucher, de façon certes très différente, les pays des Suds. Ainsi, engager un regard croisé entre les Suds et les Nords apparaît pertinent. 4 thèmes serviront à organiser la réflexion :

 

Thème A : Penser le monde depuis la ruralité

Thème B : Transition récréative et nouvelles résidentialités

Thème C : Habiter et travailler dans les espaces ruraux, ou l’enjeu d’une reconnexion productivo-résidentielle des espaces

Thème  D : Entre décentralisation et innovations sociales, de nouveaux acteurs des transitions


Ouvert à tous