Domaines de recherche Research fields
Avec une collègue enseignante de mathématiques, je me suis d’abord intéressée aux énoncés arithmétiques de problèmes, qui sont des sortes de mini-récits en langue naturelle combinant quelques données numériques, logiques et chronologiques en forme d’énigme : nous avons montré que pour la résoudre, l’élève doit opérer un travail personnel de réinterprétation entre langage naturel (social), et langage formalisé (universel). Ces processus interrogent la nature de la rationalité, entre les conceptions de Jean Piaget et celles de David Bloor, ainsi que la différence entre expliquer et comprendre.
Puis, ayant vécu et enseigné en pays kanak (dont 3 ans parmi l’ethnie Lifou) dans le contexte des Accords Matignon (1988) j’ai travaillé dans un lycée expérimental de brousse axé sur les dispositifs d’Aide au Développement, et j’ai voulu comprendre sur quels obstacles s’échouaient les ‘Petits Projets’ formulés par les tribus, dont les membres, dotés d’un potentiel cognitif universel, aspiraient aussi massivement que partout ailleurs à la ‘modernité’. Cette question des ‘freins au développement’ soulevait aussi, en la déplaçant, la même question : celle de l’interdépendance entre cultures et cognitions. Or, les cultures ‘primitives’ ou ‘traditionnelles’, confrontées aux colonisations et à leurs suites dans les contextes sociaux et politiques les plus variés n’ont pas empêché certains pays d’Asie de rattraper en 50 ans 4 siècles de « retard ». Comment expliquer cette dissociation paradoxale entre la phylogénèse et l’ontogénèse du développement, tant au niveau collectif qu’individuel? Par exemple, qu’est-ce qui dissuade encore la plupart des ‘élites’ de ces peuples formées dans des écoles occidentales de revenir sur leur terre d’origine afin d’y impulser un développement « endogène » ?
L’Anthropologie étudie le rapport entre formes sociétales et représentations. La socialité primaire, modelée par la parenté et les proches, est à l’origine des solidarités et des convictions premières/primaires de l’individu. Mais au sortir de l’enfance dans le monde moderne, une socialité secondaire se forme au croisement d’affiliations à de nombreux autres groupes, qui élargissent la distance entre le ‘je’ et le ‘nous’ au cours d’une sociogenèse récapitulant quelques millénaires d’évolutions : combinant division du travail, cités, commerce et régulations organisées de divers rangs, ces sociétés déjà multiculturelles ont été travaillées par les potentialités réflexives et cumulatives de l’Ecrit selon Jack GOODY , dans l’Antiquité méditerranéenne et en Asie du Sud-Est ; là, elles ont favorisé la croissance des connaissances. En Occident, ces processus ont conduit à l’individualisation (Elias), aux échanges et à la coopération des points de vue (Piaget), accélérateurs de changements partout où ils ont été valorisés et diffusés : entre le je et les nous des sous-groupes environnants, le rapport sociétal a mué, l’allégeance a pu se détacher de l’appartenance.
Les récits imaginaires -créés en classe à ma demande- par des lycéens kanak sont saturés des traits sociétaux et culturels décrits par l’Ethnographie mélanésienne . Ils présentent également des traits de réinterprétation mythique générés par le contact avec la modernité . L’analyse narratologique de ces petites œuvres éclaire de l’intérieur les attitudes sociocognitives spécifiques de l’épistémè primaire : seule la filiation à l’ordre ancestral du Clan détient la légitimité cognitive. Attirés par la modernisation de leur culture matérielle, ayant scolarisé leurs enfants, les pays du Sud où règnent encore l’Oralité et les Clans éprouvent des difficultés persistantes de développement, car ils conservent l’essentiel de leurs traits sociétaux et épistémologiques .
L’Histoire des mentalités confirme leur existence à l’origine de la Mésopotamie (Bottéro) ; et l’analyse des mythes et de la pensée chez les Grecs, montre qu’ils évoluent en liaison avec les usages de l’écriture « Mise sous le regard de tous par le fait même de sa rédaction, la formule écrite sort du domaine privé… pour se situer sur une autre plan : elle devient chose publique… et participe du politique »(Vernant). Durant 5000 ans, l’usage presque continu des signes écrits et leur diffusion croissante ont démultiplié les potentialités réflexives du langage, transformé les modes de vie, de travail, de lecture : la Literacy et l’Anthropologie occidentale se sont construites ensemble . A mon retour en France, j’ai fait une étude comparative des imaginaires narratifs de trois cultures : kanak, française, maghrébine, à partir de récits recueillis en classe de lycée.. La permanence et l’évolution de ces traits épistémologiques et sociétaux s’y exposent : le rapport au savoir, les pratiques d’écriture et les représentations sociales de ces élèves, anthropologiquement modelés, ont un impact sur les clivages de groupe, sur leur Psychologie sociale et cognitive . Parallèlement, l’étude comparative d’un même outil –l’herminette néolithique mélanésienne et celles des charpentiers de marine du 18ème siècle, quand elle se croisent dans les îles du Pacifique- montre que les Insulaires adoptent immédiatement les lames métalliques européennes sur leurs herminettes ; néanmoins, pour eux, le métal n’est qu’un matériau plus performant que la pierre : l’épistémè locale et le système social correspondant demeurent solides sous les changements de surface (Kilani).